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Une lettre de Paul Gauguin à Emile Bernard.
Mon cher Bernard,
Votre lettre désolée arrive en pays aussi triste. Je comprends l’amertume qui vous envahit devant l’absurdité qui vous reçoit vous et vos œuvres. Elles doivent être cette année très belles. Schuff m’a écrit qu’elles étaient d’un beau mystique. Que voulez-vous ? ou la médiocrité à qui tout le monde sourit ou du talent dans la rénovation ; c’est à choisir si l’on a son libre arbitre. Auriez-vous la puissance de choisir que vous choisiriez encore ce qui fait souffrir. Robe de Nessus qui se colle à vous et dont on ne peut se défaire. Les attaques contre l’originalité sont naturelles de la part de ceux qui n’ont pas le pouvoir de créer et secouer les épaules. À votre âge on a du temps devant soi. Quant à moi, de tous mes efforts de cette année, il ne reste que des hurlements de Paris qui viennent ici me décourager, au point que je n’ose plus faire de peinture et que je promène mon vieux corps par la bise du Nord sur les rives de Pouldu !!
Machinalement je fais quelques études (si l’on peut appeler études des coups de pinceau en accord avec l’œil). Mais l’âme est absente et regarde tristement le trou béant qui est devant elle. Trou dans lequel je vois la famille désolée sans soutien paternel, pas un cœur où déverser ma souffrance. Depuis janvier dernier, j’ai vendu pour 925 fr., à 42 ans vivre avec cela, acheter couleurs, etc., c’est de quoi troubler dans le travail l’âme la mieux trempée. Non pas que l’on soit privé, mais parce que l’avenir se dessine de haut en baissant. Devant cette impossibilité de vivre (même bassement), je ne sais à quoi me résoudre. Je vais faire des efforts pour obtenir un poste quelconque au Tonkin ; là je pourrai peut-être faire en repos un peu d’art à ma guise.Quand à faire de la peinture de commerce même impressionniste : Non.
J’entrevois dans tout le fond de moi-même un sens plus élevé, que j’ai tâtonné cette année ! Mon Dieu (je me disais) j’ai peut-être tort et ils ont raison, c’est pourquoi j’ai écrit à Schuff de vous demander votre opinion pour me guider un peu au milieu de mon trouble. Je vois que vous avez compris entre les lignes que j’ai touché légèrement quelque chose — me voilà raffermi dans mes opinions et je n’en démordrai pas (en cherchant plus avant).
Et cela malgré Degas qui est surtout près Van Gogh l’auteur de toute la débâcle. Il ne trouve pas en effet dans mes toiles ce qu’il voit lui (la mauvaise odeur du modèle). Il sent en nous un mouvement contraire au sien. Ah ! si j’avais comme Cézanne de quoi entreprendre la lutte, je la ferais certes avec plaisir. Degas se fait vieux et enrage de ne pas avoir trouvé le dernier mot. Nous ne sommes pas seuls à avoir lutté ; vous voyez que Corot, etc., ont eu raison, avec le temps. Mais, aujourd’hui, quelle misère, quelles difficultés. Quant à moi, je me déclare vaincu… par les événements, les hommes, la famille et non par l’opinion. Celle-là je m’en moque et je me passe d’admirateurs. Je ne dis pas qu’à votre âge, j’étais ainsi, mais aujourd’hui par exercice de volonté (c’est ainsi, je vous le jure). Qu’ils regardent attentivement mes derniers tableaux (si toutefois ils ont un cœur pour sentir) et ils verront ce qu’il y a de souffrance résignée. Ce n’est donc rien un cri humain. Enfin c’était écrit. Et je semble taillé pour cela, n’avoir aucun cœur, être méchant, grièche. Passons. Mais vous, pourquoi souffrez-vous ainsi ? Vous êtes jeune, et de bonne heure vous commencez à porter la croix. Ne vous révoltez pas, vous trouverez un jour une jouissance d’avoir résisté à la tentation de la haine, et dans la bonté de celui qui a souffert il y a une poésie bien enivrante. Ivresse fatigante. Et cependant s’il en est temps encore n’aimez pas. Il en coûte… Je semble dire deux choses contradictoires, mais vous conviendrez qu’il n’y a que l’apparence. À votre âge, vous avez besoin de déverser quelquefois le trop plein. Je ne saurais vous en blâmer puisque c’est un besoin, mais choisissez avec soin le cœur jumeau. Quand vous aurez 40 ans, vous ferez le compte des cœurs jumeaux, vous verrez le peu qui restera dans la balance.
Je ne devrais pas vous désillusionner, que voulez-vous, ami, je suis dans une phase tellement désillusionnée que je ne puis m’empêcher aujourd’hui de Crier. Votre adresse s.v.p. (je l’ai perdue).
Depuis un mois je n’ai aucune nouvelle de Laval. J’ai bien peur que ce pauvre garçon ne m’entraîne au non-travail, même si l’on se croit impuissant, il y a un devoir sur cette terre.
Si vous voyez Aurier, demandez-lui des nouvelles du deuxième article que je lui ai envoyé, article à propos de la vente Millet.
Soyez assez aimable pour m’envoyer le livre de ma grand-mère.
Allons, cher ami, courage.
Toujours sur la brèche.
Les Templiers seront peut-être chassés un jour du Temple.
Tout à Vous.
Poignée de main à votre sœur et écrivez quelquefois.
Paul Gauguin
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Tags : Gauguin, Emile Bernard, lettre, peinture.
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